Auteur: Uri Dadush
Publié dans le No074 de L’Economie Politique
Selon les instruments qu’elle mobilisera, la politique protectionniste de M. Trump aggravera plus ou moins les tensions commerciales. Pour le contrer, les partenaires des Etats-Unis doivent se montrer prêts à prendre des mesures de rétorsion.
L’administration Trump est ouvertement protectionniste. Dans son discours inaugural, le Président a lancé des mots d’ordre – « L’Amérique d’abord », « Achetez américain », « Embauchez américain » – et les mesures qu’il a prises ensuite ont dissipé tous les doutes qui pouvaient subsister sur ses intentions. Comme promis, il s’est retiré du Partenariat transpacifique, un accord conclu entre douze pays, sur trois continents et dont la négociation avait pris près de dix ans. Il a menacé de taxes et de tarifs douaniers punitifs les entreprises américaines qui investissent à l’étranger. Il a signé un décret pour construire un mur le long de la frontière mexicaine et menacé le Mexique d’imposer une taxe sur ses exportations vers les Etats-Unis pour le payer.
Dans le même temps, il a ordonné à son équipe d’entamer la renégociation de l’Alena (accord de libre-échange avec le Canada et le Mexique), qu’il considère comme « une très mauvaise affaire ». Les penchants protectionnistes de M. Trump ne sont pas nouveaux : ses appels à dénoncer les « mauvais accords commerciaux » remontent aux années 1980.
Les nominations qu’il a effectuées confirment également ses intentions. Il a nommé Wilbur Ross secrétaire au Commerce – décision entérinée par le Sénat – et Robert Lighthizer représentant au Commerce. Le passé de ces deux hommes répond de leurs préférences protectionnistes : M. Ross a été cadre dirigeant dans la sidérurgie et M. Lighthizer, avocat de cette industrie. L’équipe sera soutenue à la Maison Blanche par Peter Navarro, l’auteur de Death by China, un livre de 2011 qui préconise un boycott des produits chinois, que M. Trump a couvert d’éloges. M. Navarro, économiste, dirige le Conseil national du commerce, dont la création récente souligne l’importance que le Président accorde à la politique commerciale. Depuis sa prise de fonction, M. Navarro a déclaré caduques les négociations sur le Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement, et accusé l’Allemagne d’utiliser l’euro sous-évalué pour pénétrer les marchés mondiaux.
Notre propos est d’évaluer la probabilité d’une résurgence des politiques protectionnistes, aux Etats-Unis et dans l’ensemble du monde, déclenchée par la politique de M. Trump. Une aggravation des frictions commerciales semble inévitable. Cependant, la question de savoir si ces frictions aboutiront à une guerre commerciale comparable à celle des années 1930 dépend largement de la façon dont M. Trump mènera son jeu, et des obstacles qu’il rencontrera. Les mesures de rétorsion que les grands partenaires commerciaux des Etats-Unis auront la volonté et la capacité de prendre peuvent être dissuasives si elles sont appliquées avec discernement et suffisamment tôt. Des considérations de sécurité nationale peuvent également tempérer les intentions protectionnistes de la nouvelle administration. Enfin, le Congrès semble jusqu’à présent peu disposé à soutenir des politiques qui méconnaissent ouvertement les engagements internationaux des Etats-Unis. Toutefois, M. Trump dispose d’un certain nombre d’instruments juridiques et pourrait par exemple entériner une proposition de parlementaires républicains relative à la création d’une taxe aux frontières (ou « Border Adjustment Tax »), dont les effets peuvent être aussi délétères qu’une hausse des tarifs douaniers.
Comment M. Trump voit le monde (et ce qu’il ne voit pas)
M. Trump est obsédé par les déficits commerciaux bilatéraux que les Etats-Unis enregistrent avec de nombreux pays. Ils sont dus, selon lui, non pas au jeu des forces économiques, mais aux pratiques déloyales des partenaires étrangers, et à l’incompétence des négociateurs américains. L’excédent bilatéral de loin le plus important (356 milliards de dollars en 2015) est celui de la Chine. Suivent l’Allemagne, le Japon et le Mexique, avec des excédents supérieurs à 60 milliards de dollars. Ce sont les pays qui préoccupent le plus le Président américain. Nous les dénommerons les « Big Four ».
L’accent exclusif mis par M. Trump sur les déficits bilatéraux pour le commerce de biens n’a aucun sens dans une économie mondiale intégrée. Ce qui importe davantage, c’est la taille et la soutenabilité des soldes des comptes courants, qui dépendent plus des dépenses intérieures que des politiques commerciales ou monétaires. En ce qui concerne les Etats-Unis, en l’absence de mesures visant à réduire les dépenses domestiques, les changements de politique commerciale ou de taux de change auront peu d’effets sur le solde des comptes courants. En outre, près de la moitié des importations américaines sont composées de matières premières, de pièces et de composants, et la hausse des barrières à ces importations équivaut à une taxe sur la production et les exportations américaines.
On estime que 40 % des importations en provenance du Mexique sont des composants fabriqués par des entreprises américaines. Environ 8 % de la valeur des exportations américaines consistent en composants initialement produits aux Etats-Unis, puis exportés et enfin réimportés pour être intégrés à des composants plus élaborés. Ce qui représente une part de la valeur des exportations américaines supérieure à celle des composants importés de Chine, qui n’est que de 7 %. Diverses analyses ont montré que l’excédent bilatéral de la Chine avec les Etats-Unis est surestimé d’au moins 50 %, parce qu’une grande partie des exportations de la Chine vers les Etats-Unis consiste en produits fabriqués à partir de pièces importées par la Chine.
Le principal souci de M. Trump est de ramener les emplois en Amérique, en particulier les emplois manufacturiers. Mais l’économie des Etats-Unis est à peu près au plein-emploi, et ses projets de relance des dépenses d’infrastructures et de réduction des impôts vont encore accroître la demande de biens et le besoin de main-d’œuvre. De toute façon, le déficit courant des Etats-Unis, à 2,5 % du PIB, n’est plus un souci. Grâce, en partie, au pétrole et au gaz de schiste, ce déficit est soutenable, même avec un dollar fort et une croissance plus rapide que celle des grands partenaires commerciaux.
A plus long terme, le nationalisme économique de M. Trump n’a aucun sens. Les Etats-Unis comptent moins de 5 % de la population mondiale, mais ont un avantage comparatif dans quelques industries parmi les plus dynamiques : les technologies de l’information, l’aérospatiale, la recherche médicale, le divertissement, les services aux entreprises, l’armement… Les économistes estiment que les bouleversements qui affectent l’emploi ont pour principale origine les avancées dans le domaine du numérique et de l’automatisation, dont la plupart sont réalisées sur le sol américain.
Mais ces arguments tombent dans l’oreille d’un sourd. M. Trump ne voit pas l’échange commercial comme une opération gagnant-gagnant. A ses yeux, les déficits bilatéraux sont la preuve que d’autres pays profitent des Etats-Unis. Sa conviction qu’il peut durablement ramener des emplois manufacturiers heurte le bon sens économique, mais est en accord avec les intérêts de sa base électorale. Cette base – travailleurs blancs, âgés, à faible niveau d’instruction – a vu ses revenus stagner pendant des décennies et en attribue la responsabilité à l’immigration, à la délocalisation des unités de production américaines vers le Mexique ou d’autres pays en développement, à la concurrence des importations à bon marché en provenance de Chine, à des accords commerciaux désavantageux… C’est cette conjonction de croyances, d’intérêts, et maintenant de pouvoir politique, qui va animer la politique protectionniste de la nouvelle administration. Mais une telle perspective est-elle inéluctable ?
Influences modératrices : les représailles des partenaires, la sécurité, le Congrès
Trois facteurs peuvent entraver, ou du moins modérer, la politique protectionniste de l’administration Trump : la possibilité, pour les Big Four et les autres partenaires commerciaux des Etats-Unis, d’exercer des représailles, l’effet des politiques protectionnistes sur les alliances américaines et sur la sécurité nationale, et le pouvoir du Congrès dominé par les Républicains, qui a le dernier mot sur les tarifs douaniers et les traités commerciaux.
Les représailles
C’est le facteur de dissuasion le plus important – et sans doute une des raisons pour lesquelles l’équipe de M. Trump exprime une forte préférence pour les négociations bilatérales plutôt que pour des accords multilatéraux complexes comme le Partenariat transpacifique. Dans une négociation menée séparément avec chaque partenaire, la probabilité de représailles est moindre puisque, comme l’ont déclaré à plusieurs reprises M. Navarro et M. Lighthizer, les meilleures cartes, dans une confrontation commerciale, sont dans la main du pays qui enregistre le plus gros déficit commercial et qui représente le plus grand marché – c’est-à-dire les Etats-Unis. Quels sont les atouts et les faiblesses de chacun des Big Four ?
M. Trump s’est attaqué d’abord au Mexique. Ce pays est dans une position de négociation particulièrement délicate, non seulement en raison de la disparité de taille entre les économies, mais aussi parce qu’il dépend des Etats-Unis pour environ 80 % de ses exportations et pour les envois de fonds des migrants – quelque 25 milliards de dollars, soit plus que les exportations mexicaines de pétrole.
Pour la Chine, le problème n’est pas la disparité de taille des économies. Cependant, l’excédent commercial bilatéral que ce pays enregistre avec les Etats-Unis dépasse 3 % de son PIB. Même en tenant compte de la place qu’occupent les composants importés dans les exportations chinoises vers les Etats-Unis, la fixation de tarifs douaniers américains punitifs serait très perturbatrice.
Quant à l’Allemagne, elle pourrait faire jouer l’effet de levier que représente la puissance commerciale de l’Union européenne (sans le Royaume-Uni). Cependant, il n’est pas sûr qu’elle puisse obtenir un soutien solide de ses partenaires européens, car la plupart d’entre eux, en particulier la France et les pays du sud de la zone euro, estiment depuis longtemps que son excédent commercial, actuellement à 9 % de son PIB, est trop important, et qu’elle devrait donc permettre une hausse des salaires et effectuer une relance budgétaire.
Le Japon, enfin, compte parmi les pays les plus vulnérables aux pressions américaines. Son économie souffre de faiblesses chroniques et sa monnaie a subi de profondes dévaluations. Il est devenu de plus en plus dépendant des Etats-Unis pour sa sécurité, face à une Chine désireuse de s’affirmer et une Corée du Nord dotée d’armes nucléaires.
Dans la vision du monde de M. Trump, les Etats-Unis sont donc en position de force vis-à-vis de chacun des Big Four. Mais cette vision est trop simple. Tout d’abord, si les représailles d’un partenaire commercial peuvent ne pas affecter trop gravement l’économie américaine, du moins à court terme, il n’en est pas de même si plusieurs partenaires répliquent en même temps. De plus, au niveau du secteur concerné, les représailles de n’importe quel partenaire peuvent causer des dommages considérables, même si l’effet sur l’ensemble de l’économie américaine est faible. Parmi les industries et entreprises fortement exportatrices, on peut citer les biens d’équipement (General Electric, Caterpillar), l’aéronautique (Boeing), les technologies de l’information et de la communication (Apple, Intel, Microsoft, Google), les détaillants en ligne (Amazon), la pharmacie (Pfizer, Bristol-Myers Squibb), etc.
La hausse des barrières commerciales peut avoir des conséquences particulièrement graves sur les entreprises qui opèrent dans des chaînes de production internationales et qui doivent à la fois exporter et importer. C’est le cas, notamment, des entreprises automobiles dont les chaînes de valeur complexes couvrent les Etats-Unis, le Canada, le Mexique, et s’étendent jusqu’en Europe et en Asie. Plusieurs de ces entreprises, européennes et japonaises, produisent aux Etats-Unis – comme BMW, qui affirme être le premier exportateur américain de voitures. Le Mexique, qui est maintenant un important producteur, pourrait ne pas se révéler aussi vulnérable aux pressions américaines que M. Trump semble le penser. C’est le deuxième marché d’exportation des Etats-Unis et, selon le département du Commerce, 1,1 million d’emplois américains dépendent directement des exportations vers le Mexique. Les intérêts des Etats-Unis dans ce pays et dans les autres Big Four s’étendent largement au-delà des échanges de marchandises. En cas de différend commercial avec un pays, les représailles pourraient aussi s’exercer sur le traitement des investissements américains, ou sur les ventes des filiales d’entreprises américaines.
Ces perspectives ont suscité beaucoup d’inquiétude dans les conseils d’administration des entreprises américaines mais, dans un premier temps, chacun a choisi de faire profil bas et de s’en tenir au « wait and see ». Les PDG des grandes firmes ont craint de servir de cibles aux tweets présidentiels, ou de voir leur entreprise désavantagée dans le cadre des appels d’offres pour les contrats gouvernementaux. Ils ont préféré laisser leurs agents pratiquer dans les coulisses un lobbying silencieux. On peut s’attendre, cependant, à ce que les entreprises exportatrices intensifient la pression. Elles trouveraient probablement des alliés au sein de l’administration en charge de la diplomatie économique internationale, dont le commerce n’est qu’une partie. Steven Mnuchin, secrétaire au Trésor, et Gary Cohn, président du Conseil économique national, ont tous deux exercé des fonctions importantes chez Goldman Sachs, et leurs opinions pourraient être plus proches de celles de la majorité des économistes que de celles du Président.
La sécurité nationale
Les répercussions des politiques protectionnistes s’étendent au-delà de l’économie. Les partenaires avec lesquels les Etats-Unis sont les plus déficitaires sont de grandes nations, et leur attitude, amicale ou hostile, à l’égard de ces derniers a une incidence évidente sur la sécurité nationale. Les Etats-Unis ont des accords de libre-échange avec vingt pays, qui sont tous des pays amis. Mais les débuts de M. Trump ont déjà provoqué perplexité et désarroi chez les experts et les responsables de la sécurité nationale. Le Partenariat transpacifique, dont M. Trump s’est retiré, avait été motivé en grande partie par le désir de contrer l’influence croissante de la Chine. La critique de l’Otan par M. Trump, son soutien au Brexit et son peu de considération pour l’Union européenne, qualifiée de « canal pour les exportations allemandes », effacent soixante années de soutien américain au projet européen, vu comme un rempart contre la Russie.
La politique de sécurité nationale est l’affaire du Président, mais ce dernier, comme en matière de politique commerciale, s’appuie sur un petit nombre de responsables et de conseillers. Le secrétaire à la Défense, James Mattis, le secrétaire d’Etat, Rex Tillerson, le conseiller à la sécurité nationale, le général McMaster, ont une réputation d’indépendance et de liberté de parole. Contrairement au Président, le général Mattis a une grande expérience en matière de politique étrangère et de défense. Et M. Tillerson, ancien patron d’ExxonMobil, a dû naviguer dans les eaux politiques les plus turbulentes du monde. L’équipe de M. Trump pourrait donc être plus encline que lui à adopter une position pragmatique sur les questions commerciales.
Notamment à propos de la Chine, perçue de plus en plus comme le principal rival des Etats-Unis. Ses revendications sur la mer de Chine méridionale et sur Taïwan provoquent des tensions permanentes, mais Pékin a besoin que Washington adhère à la vision de la « Chine unique » (vision que M. Trump a un moment remise en cause, s’attirant immédiatement des menaces de représailles). De leur côté, les Etats-Unis ont besoin de l’appui de la Chine sur nombre de questions de portée mondiale – de la lutte contre les maladies à la régulation de la pêche en haute mer ou au traitement des crises de balance des paiements. La nécessité de contenir le développement de la capacité nucléaire de la Corée du Nord est cruciale pour la sécurité des Etats-Unis, et la Chine peut y aider. Bien que les frictions commerciales soient une constante des relations entre les deux pays, et menacent de s’aggraver, personne ne souhaite voir ces relations se briser. Il n’est pas dans l’intérêt américain de voir la Chine affirmer plus agressivement son influence, soutenir l’aventurisme de la Corée du Nord, ou engager avec le Japon une confrontation militaire dans laquelle les Etats-Unis seraient nécessairement impliqués.
De même, les différends commerciaux ne doivent pas envenimer les relations entre les Etats-Unis et l’Allemagne, qui se soutiennent mutuellement en matière de défense, de renseignement et de lutte contre le terrorisme. Il en va pareillement pour le Japon, qui est de loin l’allié le plus important des Etats-Unis pour limiter l’influence chinoise en Asie. Enfin, le Mexique, qui a un long passé d’antagonisme avec son voisin du Nord, est devenu un de ses alliés les plus fiables. La collaboration avec ce pays est importante pour la sécurité américaine, en raison de son rôle dans la lutte contre la drogue, dans la limitation de l’immigration clandestine (dont une grande partie provient d’Amérique centrale et passe par le Mexique) ou du risque d’infiltration terroriste à travers leur frontière commune.
Le Congrès
Le Congrès a le dernier mot sur la politique commerciale. Il a freiné la conclusion d’accords de libre-échange (comme, récemment, le Partenariat transpacifique) plus souvent qu’il ne l’a facilitée. Cependant, c’est une chose d’empêcher la signature de nouveaux accords, une autre d’élever les tarifs douaniers, en violation des traités internationaux. La majorité des démocrates sont dans la mouvance protectionniste et une de leurs personnalités les plus en vue, le sénateur Bernie Sanders, candidat à l’élection présidentielle de 2016, a exprimé sa volonté de travailler avec M. Trump sur les questions de commerce international, en dépit de désaccords absolus avec le Président sur d’autres points. Mais les républicains contrôlent à la fois la Chambre des représentants et le Sénat, et ils sont attentifs aux intérêts du monde des affaires, favorable dans son ensemble aux accords commerciaux. Avec l’appui des démocrates modérés, ils peuvent, grâce à leur large majorité à la Chambre et à leur (faible) majorité au Sénat, s’opposer à une hausse générale des tarifs. Paul Ryan, le président de la Chambre, s’est prononcé publiquement contre une telle hausse, et plusieurs sénateurs ont fait de même. Lorsque le président mexicain, Enrique Peña Nieto, a décidé d’annuler sa visite d’Etat, et que le porte-parole de la Maison Blanche a révélé que le Président envisageait de prélever un droit de douane de 20 % sur le Mexique pour financer le mur, le Congrès a réagi avec indignation et la déclaration a dû être rapidement retirée.
On pourrait s’attendre à ce que les sénateurs et les représentants des Etats et des districts qui dépendent le plus des échanges extérieurs soient les plus actifs dans cette lutte contre le protectionnisme. Ironiquement, parmi les cinq Etats qui enregistraient en 2014 le montant le plus élevé d’exportations par habitant (dans l’ordre, la Louisiane, Washington, le Texas, le Dakota du Nord et l’Alaska), seul Washington n’a pas voté pour M. Trump. Toutefois, parmi les cinq plus grands Etats exportateurs en termes absolus (dans l’ordre, le Texas, la Californie, Washington, New York et l’Illinois), quatre ont voté contre M. Trump. Le Texas a voté pour lui, alors que le Mexique absorbe 37 % de ses exportations… Ces cinq Etats sont également parmi les plus peuplés, et comptent le plus grand nombre de districts représentés à la Chambre.
Alors que le Président a besoin de l’accord du Congrès pour augmenter de façon permanente les droits de douane, de puissants arguments s’opposent à une hausse comparable à celle de 1930 (Smoot-Hawley Tariff Act). En 1930, les Etats-Unis étaient en dépression, ils étaient très loin du plein-emploi qu’ils connaissent aujourd’hui, leur commerce extérieur représentait à peine 10 % du PIB, contre près de 30 % actuellement, les chaînes de valeur mondiales, l’investissement étranger et les échanges de composants en étaient à leurs balbutiements. De plus, ils n’étaient pas liés par les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ni par un vaste réseau d’accords de libre-échange. En vertu de leurs engagements dans le cadre de l’OMC, les Etats-Unis peuvent à peine augmenter leurs tarifs. Les accords de libre-échange dans le cadre américain les obligent à maintenir des droits de douane nuls sur environ 99 % des échanges avec les pays parties aux accords. La fixation d’un tarif beaucoup plus élevé équivaudrait à se retirer unilatéralement de ces accords. Un tel retrait porterait atteinte au prestige des Etats-Unis et à leur capacité à projeter leur puissance à l’étranger, un coup dont les conséquences ne sauraient être sous-estimées. Cependant, le Président dispose d’autres moyens d’action.
Les autres options de M. Trump
La liste des demandes que les Etats-Unis pourraient adresser aux Big Four est potentiellement très longue, et pas nécessairement liée au commerce. A la Chine, par exemple, ils pourraient demander d’abaisser les tarifs douaniers applicables à tous ses partenaires commerciaux en vertu de la « clause de la nation la plus favorisée », d’abandonner à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) son statut de pays en développement, d’accélérer ses réformes pour promouvoir sa consommation intérieure, d’intensifier ses efforts pour protéger la propriété intellectuelle et d’imposer une discipline stricte à ses entreprises d’Etat. Au Mexique, de surveiller plus efficacement sa frontière et d’accepter une renégociation de l’Alena impliquant des tarifs américains plus élevés (mais toujours conformes aux règles de l’OMC) et des règles d’origine plus restrictives. A l’Allemagne, de s’engager à augmenter ses dépenses publiques, y compris les dépenses de défense (se traduisant par des achats aux Etats-Unis), et de favoriser la hausse des salaires. Au Japon, enfin, d’accroître lui aussi ses dépenses de défense, d’ouvrir davantage ses marchés publics aux entreprises américaines et d’abaisser la protection de son agriculture.
M. Trump est fier de sa capacité de négociateur. C’est la base de son best-seller The Art of the Deal. Il part de l’idée que les Etats-Unis ont été exploités par leurs partenaires, de sorte qu’ils ont peu de chose à offrir en échange des concessions auxquelles les Big Four devront consentir. S’ils n’obtiennent pas ces concessions, le Président pourra déployer un vaste arsenal de mesures de « défense commerciale », temporaires et légales, consistant en différents types de droits antidumping et compensateurs. Même dans les cas où ces mesures seraient contestées devant les tribunaux américains ou l’OMC, les procédures juridiques dureraient plusieurs années et seraient coûteuses pour les plaignants – et pendant ce temps, les mesures resteraient en vigueur.
Une telle politique ne s’écarterait d’ailleurs pas tellement de celle que les Etats-Unis ont adoptée depuis plusieurs années. Elle serait seulement appliquée plus durement, et à davantage de pays et de secteurs. Par exemple, les Etats-Unis – comme beaucoup d’autres pays – ont déployé de nombreuses mesures antidumping et compensatoires contre la Chine. Selon les estimations de Chad Bown 1, ces mesures pourraient avoir affecté 8 % des exportations chinoises vers les Etats-Unis – la cible la plus fréquente étant l’acier. Dans le passé, Washington a utilisé d’autres moyens de pression : les « restrictions volontaires d’exportations » sur les voitures japonaises dans les années 1980 (de telles décisions ne sont plus admises par l’OMC, mais il appartient aux parties lésées de les contester) ; les accords sur les taux de change pour renforcer les monnaies des pays concurrents (comme l’accord du Plaza en 1985) ; des mécanismes de surveillance visant à empêcher la manipulation des devises (comme le fait le Trésor américain sur commande du Congrès) ; ou encore la surveillance des politiques macroéconomiques (comme les rapports réguliers du Fonds monétaire international sur les déséquilibres mondiaux).
Les négociations avec les Big Four, selon la façon dont elles seront conduites, pourront avoir des effets positifs ou délétères. Dans un scénario pessimiste – le plus probable, à notre avis –, on assistera à une flambée de mesures protectionnistes aux Etats-Unis et dans le monde. Mais il est également possible que les Big Four adoptent, par réaction, des réformes qui se révéleront positives pour eux et favorables au développement des échanges avec les Etats-Unis et les autres pays. M. Trump et ses conseillers ne se trompent pas entièrement en signalant l’existence de barrières non tarifaires et, dans le cas de la Chine, de barrières tarifaires qui font obstacle aux exportateurs américains. Ils ne se trompent pas non plus en critiquant le mercantilisme de l’Allemagne et son refus de s’engager dans des politiques de relance.
La taxe aux frontières
Cependant, on voit pointer un autre changement dans la politique commerciale américaine, une mesure qui, si elle est adoptée, serait sans aucun doute une mauvaise nouvelle…
La création d’une Border Adjustment Tax (BAT) a été proposée en juin 2016 par les républicains de la Chambre des représentants, dans le cadre d’une réforme fiscale de grande envergure. Le Grand Old Party est maintenant dans une position beaucoup plus forte pour mettre en œuvre son programme, et il est très probable que la BAT sera adoptée sous une forme ou une autre dans le cadre d’un nouveau code fiscal.
Les dispositions précises font l’objet de débats, mais il s’agit, pour l’essentiel, de modifier le mode de calcul de l’impôt sur les bénéfices des entreprises : le coût des intrants importés ne serait plus déduit du bénéfice imposable, et les recettes provenant d’exportations ne seraient plus incluses dans ce bénéfice. Cela signifie, par exemple, que Walmart, grand importateur net, paierait beaucoup plus d’impôts que sous le régime actuel, alors que Boeing, grand exportateur net, en paierait beaucoup moins. Les consommateurs américains qui achètent chez Walmart subiront une hausse des prix pour compenser la hausse de la facture fiscale du géant de la vente au détail, et ce dernier sera fortement incité à acheter des yaourts fabriqués au Wyoming plutôt qu’en Grèce. Boeing, en revanche, pourrait réduire les prix de ses avions, et en tirer avantage par rapport à son concurrent Airbus.
Ce projet de BAT est soutenu par des économistes bien connus comme Alan Auerbach, Douglas Holtz-Eakin ou Martin Feldstein, et par Paul Ryan, le président de la Chambre des représentants. Compte tenu du fait que les Etats-Unis importent plus qu’ils n’exportent, on s’attend à ce que la réforme génère pour les finances publiques environ 1 000 milliards de dollars sur dix ans – un point considéré comme essentiel par ses promoteurs. Les recettes provenant de la BAT sont nécessaires non seulement pour compenser des réductions d’impôts, mais aussi pour financer les ambitieux plans d’investissement dans les infrastructures annoncés par M. Trump. Ce projet est également vendu à l’administration Trump comme un moyen de réduire le recours aux paradis fiscaux et de décourager les délocalisations. Peter Navarro, principal conseiller économique du Président, semble disposé à l’appuyer, et Donald Trump, qui l’avait d’abord trouvé trop compliqué, serait également conquis.
Sans être juriste, on peut penser que la BAT – si elle comporte de telles dispositions – sera très probablement attaquée pour violation des règles de l’OMC. Elle serait en contradiction avec le principe du « traitement national », puisque les importations, après avoir franchi la frontière américaine et payé les droits de douane, seraient discriminées dans le calcul de l’impôt sur les sociétés. Si le taux de cet impôt est de 20 %, le fait de ne pas compter les recettes d’exportation dans les recettes d’une entreprise équivaut à une subvention de 20 % sur ses exportations. De même, le fait de ne pas compter le coût des importations dans le calcul de l’impôt équivaut à une hausse de 20 % du tarif douanier. Il est possible de modifier la BAT pour la rendre moins discriminatoire et plus compatible avec les règles de l’OMC, mais cela créerait de nouvelles complications et rendrait plus difficile le recouvrement des impôts 2.
Dans l’esprit de ses partisans, la BAT égalise les conditions de la concurrence avec les pays qui ont adopté la TVA (c’est le cas d’environ 160 pays, alors que les Etats-Unis appliquent une taxe de vente qui varie selon les Etats). La TVA est considérée comme discriminatoire parce qu’elle s’applique aux importations mais non aux exportations. Ce point de vue est erroné : la TVA est une taxe sur la consommation, elle ne crée pas de discrimination au détriment des importations, puisque le consommateur paie la même TVA sur les produits importés et sur ceux fabriqués dans le pays. Elle ne crée pas non plus de discrimination en faveur des exportations, puisque les producteurs agissent simplement comme des collecteurs d’impôts. Quand ils vendent à l’intérieur des frontières, ils remettent le produit de la TVA au gouvernement, moins la TVA qu’ils ont payée sur leurs approvisionnements. Quand ils vendent à l’étranger, le prix qu’ils perçoivent est moindre, puisqu’il ne comporte pas la TVA, mais, à condition qu’ils puissent prouver que la marchandise a été exportée, ils récupèrent la TVA payée en amont : la recette finale est la même dans les deux cas.
Il est vrai que le consommateur belge qui achète un produit américain paie une TVA supérieure à la taxe sur les ventes que paie un consommateur américain, mais c’est la conséquence d’un choix des autorités américaines. Elles pourraient augmenter les taxes sur les ventes, ou adopter une TVA à des niveaux similaires à ceux de la Belgique, et lever à leur guise des recettes fiscales supplémentaires, dans le respect des règles de l’OMC.
Les partisans de la BAT estiment que celle-ci accroîtra les recettes fiscales, mais qu’elle n’affectera pas le commerce international, parce que le dollar s’appréciera pour compenser les effets de cette taxe sur la balance commerciale américaine. Adopter ce point de vue, c’est considérer que la valeur du dollar varie en fonction du solde de la balance courante. Mais en réalité, à tout moment, les taux de change réagissent autant à la politique monétaire, aux perspectives de croissance, aux préférences des investisseurs, qu’à l’équilibre des comptes courants. Il n’y a donc aucune raison de penser que le mouvement des taux de change compensera exactement les effets de la BAT.
Mais l’objection la plus importante à ce projet réside dans la capacité de l’OMC à discipliner les politiques commerciales. Si le principe d’une taxe telle qu’elle est actuellement configurée était adopté, tous les pays pourraient prendre des mesures discriminatoires en prétendant, pour les justifier, qu’elles seront compensées par l’évolution de la valeur de leur monnaie. Si les Etats-Unis, la plus grande économie du monde, persistaient dans cette voie, c’est tout le système de l’OMC, dont ils ont été les architectes, qui serait menacé de ruine.
Quelle pourrait être la réponse des autres pays ?
L’introduction de la BAT nuirait à tous les pays, y compris aux Etats-Unis, et à l’OMC. Il faut donc, pour commencer, que les partenaires commerciaux des Etats-Unis, grands et petits, dissipent l’idée qu’ils pourraient accepter la création de cette taxe comme conforme aux règles de l’OMC. Ils ne devraient pas hésiter à exercer des représailles selon les normes de l’OMC si, comme on peut s’y attendre, l’organe d’appel de l’organisation se prononce contre la BAT. La résolution des différends portés devant l’OMC prend des années mais, pendant ce temps, la fixation de droits compensatoires élevés, pouvant être appliqués rapidement, peut avoir un effet dissuasif suffisant.
Chacun des Big Four devra examiner les options dont il dispose face à ce nouveau défi. Ils doivent être tous prêts, d’un côté, à prendre certaines mesures d’ouverture de leurs marchés réclamées à bon droit par les Etats-Unis, et les pays membres de l’Union européenne devraient intensifier leur pression sur l’Allemagne et sur d’autres pays excédentaires pour qu’ils stimulent leur demande intérieure. Mais, en revanche, ils ne devraient pas hésiter à poser leurs propres exigences commerciales et à résister aux éventuelles tentations des Etats-Unis de faire marche arrière sur leur propre libéralisation. Ils doivent être prêts à riposter si ces derniers violent l’accord sur les marchés publics dont ils sont signataires, et plus généralement si M. Trump maintient et met en œuvre sa rhétorique « Achetez américain ».
La majorité des partenaires commerciaux des Etats-Unis sont actuellement hors de l’écran radar de M. Trump. Ils peuvent voir dans sa volonté de réduire les déficits avec les Big Four une occasion de gagner des parts sur le marché américain. Cet espoir n’est pas sans fondement, puisque la demande globale des Etats-Unis sera stimulée par les réductions d’impôts et les dépenses d’infrastructures, et que la hausse du dollar peut en outre rendre les ventes aux Etats-Unis plus rentables. Si ce scénario se réalise, il est très probable que le déficit extérieur américain augmente plutôt qu’il ne baisse, même si le déficit avec les Big Four se réduit. De plus, si les Etats-Unis arrivent à persuader l’Allemagne et la Chine de stimuler davantage leur demande intérieure, cela peut aussi aider les pays tiers.
Toutefois, ce point de vue optimiste doit être tempéré par deux considérations. A court terme, les politiques de M. Trump peuvent accélérer la hausse des taux d’intérêt américains et attirer les flux de capitaux vers les Etats-Unis. Les pays qui ont de grosses dettes libellées en dollars souffriront, surtout si la BAT est adoptée. A plus long terme, le protectionnisme agressif de M. Trump peut déclencher une escalade de conflits commerciaux, conduisant les pays, l’un après l’autre, à se replier sur eux-mêmes. Dans ce scénario, tout le monde est perdant.
Un effet inattendu des politiques commerciales de M. Trump sera d’encourager petits et grands pays à consolider leurs relations au sein de blocs régionaux comme l’Asean (dix pays d’Asie du Sud-Est), le RCEP (partenariat élargi entre l’Asean et quelques grands pays exportateurs dont la Chine, le Japon ou l’Australie), ou l’Alliance du Pacifique (qui regroupe quatre pays d’Amérique latine).
Pour conclure, une forte aggravation des frictions commerciales semble inévitable, en particulier entre les Etats-Unis et les Big Four (Chine, Allemagne, Mexique, Japon). Il existe certes des freins à la politique protectionniste de M. Trump – les considérations de sécurité nationale, la résistance d’une bonne partie du Congrès. Mais le Président américain a beaucoup de moyens à sa disposition, en particulier la Border Adjustment Tax actuellement à l’étude. Pour les partenaires des Etats-Unis, le moyen le plus efficace de conjurer ces menaces est de faire entendre leur voix et de dévoiler, sans attendre, l’ampleur et l’efficacité des représailles qu’ils pourraient exercer, sans violer les règles de l’OMC.
Texte traduit par Maud Seror
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Vous pouvez aussi écouter le podcast d’une interview enregistrée au OCP Policy Center sur le même sujet.
- « China’s Market Economy Status and Antidumping: A $100 Billion, $10 Billion, or $1 Billion Dispute? Part 1 », par Chad P. Bown, Peterson Institute for International Economics (PIIE), 8 juin 2016.
- « Border Tax Adjustments: Assessing Risks and Rewards », par Gary Clyde Hufbauer et Zhiyao (Lucy) Lu, Policy Brief n° 17-3, Peterson Institute for International Economics (PIIE), janvier 2017
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